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Des mots au tamis

17 février 2008

Un retour

Elle regarde à travers la fenêtre les paysages qui défilent. Elle sourit vaguement, elle semble sereine, heureuse. Le train la ramène vers un pays qu’elle connaît. Ca faisait longtemps, qu’elle ne voyageait plus vers du connu. D’ailleurs, il lui semble que la campagne lui parle. Les arbres, c’est ceux de chez elle. Les maisons, c’est en brique de chez elle qu’elles sont construites. C’est curieux, cette sensation de reconnaître tant de choses. Comme si elle entrait dans une foule dans laquelle elle n’avait que des amis. En tout cas que des regards bienveillants posés sur elle. Non pas qu’ailleurs elle se soit sentie en danger. Non, ce n’était pas ça. Simplement la curiosité était réciproque : le paysage l’interrogeait comme elle tentait de le comprendre. Pour une fois, pas de questions. Juste une certitude : elle est de retour.

C’est curieux, comme tout a changé et pourtant rien n’a changé. Cette voie de chemin de fer, déjà, n’existait pas au moment où… Toutes ces routes là-bas non plus. Et ces centres commerciaux qui ont poussé comme des champignons. Si elle était restée, elle aurait vu apparaître tout ça graduellement. Elle n’aurait peut-être même pas remarqué le changement. Ca se serait fondu dans le décor. Elle aurait été prise dans le quotidien, cette évolution. Peut-être même qu’elle s’en serait félicité : chouette, un supermarché plus proche et moins cher pour aller faire les courses.

Le quotidien. Ca c’est une notion étrange. Elle aurait pu avoir un quotidien, ici. Elle l’a tellement niée, cette vie là. Elle l’a rejeté, quand elle est partie, le quotidien qui aurait pu être. Maintenant elle peut y penser. Elle aurait continué à vivre avec Eric. Ils auraient acheté une maison dans un village sympa. Ils auraient eu un jardin. Ils auraient installé une petite piscine pour Amélie. Elle aurait adoré, elle aimait tellement l’eau, petite.

Son sourire s’étire. Des images passent dans sa tête. La petite dans les bras de son père, faisant ses premiers pas, se tartinant la figure avec de la purée de carottes. Elle a un pincement au cœur quand elle se rend compte qu’elle n’a d’images de sa fille que les photos qu’elle avait prise avec elle, la nuit où elle s’est sauvée. Plus de souvenirs vrais, que ces images qu’elle a trimballé sur papier glacé.

Cette nuit là, c’est l’angoisse qui l’a fait agir. Impossible de rester encore dans cette pièce, dans cette maison, dans cette ville. Elle a pris un sac, a enfourné dedans quelques vêtements, de l’argent, des photos et elle est partie en laissant la porte ouverte derrière elle. Les jours qui ont suivi, elle n’a pas vraiment cherché à réfléchir. Elle a mis de la distance, c’est tout. Et puis les choses se sont succédées. Elle a repris son travail, ailleurs, avec d’autres collègues. Et puis elle est partie, loin. Plusieurs fois. Dans des pays dont elle ne comprenait pas la langue en arrivant et dont elle partait sans vraiment s’en soucier. Vivre au présent, ça a été son seul credo.

Maintenant que le passé revient, forcément, ça lui fait comme une petite boule d’angoisse dans la gorge. Elle a du mal à savoir si c’est de l’angoisse ou du bonheur. Tant d’années ont passé… Quand elle se regarde dans une glace, elle n’a plus rien à voir avec la gamine qui est partie. Non, plus rien d’une gamine. La vie a laissé des marques. Elle a dû en laisser aussi sur les autres. Sur ceux qui se sont réveillés, ce fameux matin, pour se rendre compte qu’elle n’était plus là. Plus là pour eux. Plus là pour Amélie. On a dû la traiter de mauvaise mère, ça elle s’en doute. Mais les gens ne comprennent rien. Ils sont dans leur carcan de « ce qui se fait » et de « ce qui ne se fait pas ». En dehors de ça, pas de salut. Elle en avait peur, du regard des autres, avant. Maintenant elle s’en moque. Elle sait, elle. Elle sait que c’était mieux comme ça. Et pour sa fille aussi, quoi qu’on puisse en dire.

Autour d’elle, les gens se lèvent, récupèrent leurs sacs. Ils vont arriver en gare. Alors elle récupère ses affaires, elle aussi. Manque de tomber quand la rame s’arrête à quai. Descend. Elle sort de la gare. Elle sait très bien où elle va. La ville n’a pas tant changé que ça, finalement. Il lui semble parfois reconnaître quelqu’un. Mais qu’importe…

Elle s’arrête dans un bistrot. Pose sa valise. Commande un plat du jour. Une femme passe en tenant sa fille par la main. Elle les regarde, fourchette en l’air, jusqu’à ce qu’elles aient disparu. Un tableau de ce qui aurait pu être. Elle repousse son assiette. Oui, mais elle aussi va retrouver sa fille. Elle n’a pas pensé à ce qu’elle dirait, ce qu’elle ferait. Elle est incapable d’une telle projection. Le temps perdu, tout ça, c’est du blabla. Elle laissera parler son cœur et on verra bien.

Elle se lève, laisse sa valise derrière le comptoir et va à son rendez-vous. Elle a l’impression que le monde s’est fait silence pour ce trajet qui l’amène vers Eric et Amélie. De la ouate. Quand elle arrive devant la grande grille ouverte, elle entre sans fléchir. Sa fille est là-bas, avec son père. Elle les voit tous les deux, beaux, souriants. Alors elle pleure. Elle pleure sans un bruit, pour la première fois depuis 15 ans.

Sur la grande plaque de marbre, Eric (1965-1993) et Amélie (1988-1993) lui sourient toujours.

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